01 mai 2006

Deimantas Narkevicius : Lénine en vol au-dessus de Vilnius

La galerie GB Agency de Paris vient récemment d’accueillir une exposition personnelle de Deimantas Narkevičius, qui occupe une place originale dans le monde de la culture de Lituanie. L’artiste lituanien travaille sur la narration. Ses moyens sont le film et la vidéo ; son sujet privilégié est l’Histoire explorée d’un point de vue subjectif par la récupération d’images existantes et par le recueil de témoignages ; son espace est centré sur la Lituanie ; ses procédures, enfin, consistent à mixer le visuel en recourant largement aux principes stylistiques des films d’amateurs des années 70 et visent à montrer subtilement les tentatives désespérées de résistance et d'effort à vivre de l'individu face au pouvoir totalitaire. Selon Audrey Norcia, dans C’était une fois au XXe siècle (2004, vidéo projection, 8 mn), l'artiste se joue de la forme documentaire comme l'une des instances modernes de vérité historique. L'image est enregistrée, elle existe et devient la mémoire des générations : elle est le témoin rescapé et toujours actif de l'existence du fait qu'elle renferme, et par conséquent ne peut être réfutée. Néanmoins, si les souvenirs imprimés dans la mémoire vive de l'homme s'estompent ou prennent un sens nouveau avec le temps, les souvenirs télévisuels quant à eux peuvent être détournés. A partir de deux sources, d'une part les archives de la télévision nationale lituanienne et d'autre part la vidéo d'un reporter indépendant, Narkevicius va tordre l'image et son «actualité passée», pour lui appliquer un autre discours. Une foule est rassemblée dans un parc ; hommes, femmes, vieillards, enfants et jeunes gens sont réunis dans cet espace, des bannières lituaniennes sont portées par certains, tandis que d'autres se perchent pour mieux voir et assister à l'événement, le transport de la statue de Lénine. Son visage nous apparaît en gros plan. Le camion la contenant opère quelques manoeuvres sous le regard de ce corps social en attente. Une grue appareillée se saisit de la sculpture de bronze : l'instant est national. Les techniciens communaux font figure de héros, la statue va regagner son piédestal qu'elle avait probablement quitté pour restauration (c'est ce que le spectateur imagine). Lénine s'élève alors dans les cieux, baigné d'une lumière irréelle, saluant la foule sous le mouvement instable de sa suspension. Apothéose d'un empereur moderne. La grue nous rappelle qu'il s'agit d'une statue, que Lénine n'est plus mais que sa mémoire est honorée. L'oeuvre regagne ses jambes, et se dresse désormais fièrement. Le spectacle est terminé. La foule heureuse se disperse. Difficile de se figurer le strict contraire de cette scène : le démantèlement des représentations de l'époque communiste dans les pays de l'Est. Pourtant, cette foule en liesse est bel et bien venue célébrer la fin d'un monde, elle s'est réunie pour vivre le démontage de la statue de Lénine, comme symbole de la chute de l'URSS. Ces images de Lénine en vol au-dessus du peuple lituanien ont été montrées des centaines de fois par les télévisions de tous les pays comme symbole de la désintégration du régime. En manipulant habilement les archives, Narkevicius propose ainsi de réfléchir sur le médium et sa banalisation : que valent les images ? Et que signifient-elles pour nous à qui elles parviennent ? Comment les recevoir et les regarder ? La pratique de Narkevicius se déploie dans un double rapport de l'image à la réalité, et de l'image à la puissance de l'imaginaire. Le vidéaste pervertit le réel pour coudre ensemble les fragments d'images-témoins récoltés, et les monter en fiction. L'image est ambiguë : elle donne à voir la profondeur d'une vérité, toutefois elle peut aussi masquer la réalité, la recouvrir, ou la détourner. Elle demeure en tout cas nécessaire à la conscience humaine.
Né en 1964 à Utena (Lituanie), Deimantas Narkevicius vit et travaille à Vilnius.
http://www.paris-art.com/expo_detail-3220-narkevicius.html
http://www.cahiers-lituaniens.org/

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