Comment peut-on être "balte" ?
Sur le site de Nouvelle Europe, Philippe Perchoc se penche sur le "mystère balte" et l'embroglio ethno-linguistique lié à l'identité balte. En effet, l’adjectif "balte" a voyagé au travers des âges en prenant des significations changeantes. À l’origine, les seuls qui se donnaient le nom de "Baltes" étaient les Balten (ou Baltendeutschen), c’est-à-dire les couches supérieures germaniques issues des ordres chevaleresques et qui dominaient les sociétés estonienne et lettone au Moyen-Âge. La Lituanie a connu un destin différent de ses "sœurs baltes" dans la mesure où elle forma dès le Moyen-Âge un Etat puissant qui s’allia par la suite à la Pologne médiévale. Les Balten étaient donc moins ancrés en Lituanie. Y compris après l’intégration des régions baltes dans l’empire tsariste au XVIIIe siècle, la mobilité sociale, quand elle était possible, était avant tout une mobilité linguistique de la langue locale à l’allemand et la vie intellectuelle avait cette dernière langue comme unique véhicule. Il fallut attendre le renouveau religieux consécutif à la Réforme pour que certains de ces intellectuels apprennent les langues autochtones et les valorisent. Pourtant, toutes ces langues ne sont pas "baltes", à proprement parler. En effet, seuls le letton et le lituanien sont des langues baltes, l’estonien étant quant à elle une langue finno-ougrienne. Donc, deux langues baltes (lituanien et letton) pour trois pays dont deux (Lettonie et Estonie) sont dominées par les Balten. Comment, dans ce contexte, peut-on être "balte" ? Lors de la période tsariste, les "Baltes" sont avant tout restés les Balten alors que les mouvements nationaux dans les trois pays ont vu naître des sentiments lettons et estoniens ou renaître la nation lituanienne contre la culture dominante allemande. Dans un monde où toute culture était exprimée en allemand, Krišjānis Valdemārs fut le premier intellectuel à se déclarer "Letton", par une carte de visite fixée sur la porte de sa chambre à Tartu (Estonie) en 1856. On était alors letton contre les "Baltes", et les nationalistes estoniens, lettons et lituaniens rejoignirent plutôt le mouvement des slavophiles contre les germanophiles. C’est en 1918 que les "régions baltes" sont devenues les "pays baltes" proprement dits ; deux d’entre-eux, la Lettonie et l’Estonie n’avaient jamais connu d’indépendance. Les Balten, déchus de leurs privilèges devinrent une minorité allemande, les majorités locales enfin au pouvoir, s’attribuèrent l’identité balte et commencèrent à coopérer entre elles. Les Allemands continuèrent à y jouer un rôle très important, mais moins central qu’auparavant. Formant une minorité agissante dans et hors des Parlements, ils furent nombreux à céder aux sirènes d’un nouveau "Baltikum" promis par le Führer. Pourtant, le pacte germano-soviétique de 1939 obligea les Allemands à quitter les pays baltes pour permettre à l’URSS de s’y installer. C’est ainsi une transformation dans la figure de l’ennemi traditionnel, du baron balte au Soviet, qui ancra définitivement les Estoniens, les Lettons et les Lituaniens dans leur identité "balte", durant cinquante années d’occupation soviétique. C’est en temps que Baltes qu’ils luttèrent ensemble dans les années 1980 pour la libération de leurs territoires et pour un "retour à l’Europe" dont ils firent leur principal objectif. Avec l’accomplissement de ce basculement géopolitique en 2004, que reste-t-il des "Baltes" ? Redevenus européens, la coopération entre les trois républiques est devenue moins importante, chacune ayant son horizon : les Estoniens regardent au Nord et se disent "nordiques", les Lituaniens au sud et se rappellent leur histoire "centre-européenne". Les Lettons restent "baltes" et tentent de donner un nouveau sens à ce mot. Pourtant, dans la carte mentale des Européens, ils restent baltes, sans cesse renvoyés à leur passé commun, en dépit de toutes leurs différences. Tous les Baltes ne sont pas baltes : les Balten ont depuis longtemps quitté les rivages orientaux de la Baltique et l’estonien n’est toujours pas une langue balte. Pourtant, il reste de la lutte commune, contre les Balten puis contre l’appareil soviétique, l’idée d’un destin partagé. Comment peut-on être balte ? Une question que l’on peut poser à ces 7 millions d’Européens qui continuent de partager une géographie. Une question qui prendrait aussi un sens particulier pour les quelques 1,7 millions de russophones d’Estonie, de Lettonie et de Lituanie qui vivent au milieu des Baltes et dont les sondages montrent qu’ils se déclarent volontiers Pribalti (ou russki is Pribaltiki).
http://www.nouvelle-europe.eu/
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