Teisutis Makačinas, le compositeur qui fait aimer les cepelinai
Dans une de ses séries d'été où
ses chroniqueurs reviennent sur un moment musical qui les a marqués, le journal Le Monde a fait paraître aujourd’hui un billet intitulé « L’album qui m’a fait aimer… les boulettes de
Lituanie ». Il s’agit en l’occurrence de Disko Muzika, un enregistrement de disco balte de la période
soviétique, dû au compositeur lituanien Teisutis Makačinas édité en 1982. Voici le
texte du Monde, daté du 14 août 2020 et signé Aureliano Tonet :
Au printemps 2018, je propose à
mon rédacteur en chef un reportage sur Uzupis. « Quèsaco ? », me
lance-t-il, sceptique. La réponse ne va pas de soi : il s’agit d’un groupuscule
d’utopistes installés dans un quartier autonome de Vilnius, la capitale de la
Lituanie. Depuis son « indépendance », proclamée le 1er avril 1998, Uzupis
s’est doté d’un gouvernement, d’un corps diplomatique, d’une monnaie – l’eurouz
– et même d’une armée, réduite à douze hommes. L’article 13 de la Constitution
donne le ton : « Le chat a le droit de ne pas aimer son maître mais doit
le soutenir dans les moments difficiles. »
Sur le papier, cette communauté
dadaïste et baba cool raconte l’occidentalisation du pays balte avec une fantaisie
rafraîchissante : ne préfère-t-elle pas Frank Zappa à Emiliano Zapata ? Je suis
chaud bouillant, mon chef aussi – marché conclu. Sitôt atterri à Vilnius, je me
lance aux trousses des utopistes. Les réjouissances promettent : cette
année-là, l’anniversaire de leur indépendance coïncide avec Pâques, la plus
grande manifestation religieuse du pays. Las, neige, brume, givre tuent la fête
dans l’œuf. Impossible de mettre le grappin sur les uzupistes, bien plus fumeux
que ce que j’imaginais. Pour me consoler, je dévore jusqu’à plus faim la
spécialité locale, une boulette de pomme de terre nappée de crème fraîche : le
cepelinai. Le reportage est râpé, l’indigestion guette.
Histoire d’alléger ma
conscience, sinon mon estomac, j’erre dans les rues vides de Vilnius. Jusqu’à
tomber sur l’échoppe d’un disquaire. A l’intérieur, la maniaquerie d’un jeune
mélomane m’interpelle. Il compulse frénétiquement tous les bacs à la ronde,
comme lancé dans une quête éperdue. Du haut de ses 20 ans, il traque, me dit-il
dans un anglais approximatif, le moindre album de disco balte de la période
soviétique. Intrigué, je lui demande quel serait, selon lui, le chef-d’œuvre du
genre. « Disko Muzika, de Teisutis Makačinas, paru en 1982, rétorque-t-il. Ça
te plaira, plusieurs musiciens allemands, américains ou italiens en sont fans !
»
J’achète les yeux fermés. Dès la
première écoute, cette rencontre inouïe entre les chœurs des Beach Boys, les
synthétiseurs de Giorgio Moroder et la ferveur d’Arvo Pärt me ravit. Je reprends
aussitôt goût au cepelinai, et improvise une enquête sur cette fascinante
musique de danse. Au fil des interviews, mes interlocuteurs m’expliquent la
spécificité avec laquelle la vague disco a déferlé sur l’ouest de
l’U.R.S.S. Au tournant des années 1980, les carcans politiques et
technologiques briment en même temps qu’ils stimulent l’inventivité des
compositeurs. Sur les dancefloors, c’est toute l’histoire des pays baltes qui
affleure alors : l’exceptionnelle musicalité de leurs langues, leur passé
païen, juif ou catholique…
Cerise sur la boulette et sur la
boule à facettes : par un complet hasard, à quelques heures du retour à Paris,
je me retrouve nez à nez avec Teisutis Makačinas, dans une bibliothèque du
centre-ville. Le maestro octogénaire y donne une conférence, en lituanien non
sous-titré ! Exquis, il répond avec gourmandise à mes questions. Sur le chemin
de l’aéroport, je décide de lui rendre hommage – en engloutissant un dernier
cepelinai, comme il se doit.
> Edition originale
vinyle Melodiya. Réédition CD Vinilo Studija en 2018
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