27 février 2010

Andrijauskas : l’art litvak et l’école de Paris

Est paru récemment à Vilnius en anglais un ouvrage intitulé Litvak Art in the Context of the École de Paris que nous présente ici Suzanne Pourchier. Historien d’art et philosophe, membre de l’Académie de Lituanie, auteur de 16 monographies et plus 500 travaux scientifiques, formé à l’Institut d’art de Kaunas puis à l’Université Lomonosov de Moscou, professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Vilnius, l’auteur, Antanas Andrijauskas nous offre avec cet ouvrage un travail très documenté sur un sujet trop souvent envisagé sous un angle franco-français. Il s’agit aussi d’un « beau livre » dont le texte, dense, comporte de nombreuses illustrations et, en fin d’ouvrage, des reproductions en couleur. Publié en anglais, il met à la disposition du public non lituanophone une exploration de l’art et des artistes litvaks au cours d’une longue période allant du début du XXe siècle jusqu’à la survenue de la Shoah. Si le sujet est principalement centré sur l’apport de ces artistes au sein de l’École de Paris, il n’en traite pas moins, en amont, de la culture litvake - c’est-à-dire la culture juive dans le Grand-Duché de Lituanie et le Royaume de Pologne - à partir des XVIe/ XVIIe siècles. Le premier chapitre rappelle en effet la spécificité de cette culture juive orthodoxe et les difficultés extrêmes auxquelles ont été confrontés les artistes juifs et plus généralement les populations juives de cette zone de peuplement de l’Empire russe. L’auteur insiste sur le rayonnement de Vilnius – où une école de dessin particulièrement célèbre donnait un enseignement artistique ouvert aux étudiants juifs et aux idées occidentales - et de Vitebsk, deux pôles attractifs pour les jeunes artistes. De là les artistes litvaks sont allés fertiliser l’art international, que ce soit à Berlin, Kiev, Saint-Pétersbourg, Moscou, Jérusalem ou Paris. C’est précisément de Paris qu’il est question dans le deuxième chapitre, tant comme terre d’accueil des étrangers que comme vivier bouillonnant pour des artistes passionnés par les différents mouvements qui s’y épanouissent. On y retrouve un pêle-mêle fertile de galeristes, de marchands et de critiques – avec un passage consacré à Valdemar Georges, passeur ambigu entre ces artistes de l’Est et le milieu parisien – et de lieux emblématiques comme la Ruche, ce phalanstère d’artistes impécunieux et géniaux dont les Litvaks formèrent un important contingent. Centraux et essentiels dans la formation de l’École de Paris, qu’Andrijauskas qualifie, pour les années de l’après Première Guerre mondiale, d’École juive, les artistes litvaks ont façonné une "École" que cet auteur s’attache à définir, avec sensibilité, du point de vue d’un historien d’art. Il rappelle comment, ayant rompu les entraves imposées par la tradition orthodoxe, longtemps préservée, de ce judaïsme litvak, ces jeunes artistes, désireux d’assumer leur destin, ont pu à la fois plonger dans la modernité et rechercher un art national juif, leur conscience identitaire ayant été réveillée par le cosmopolitisme parisien. Ce questionnement sur la spécificité de l’art juif constitue un passage particulièrement intéressant du livre. Viennent ensuite des monographies, d’importance variable, pour illustrer le propos et lui donner corps. La première est consacrée au « phénomène » Soutine, auquel Andrijauskas s’attache longuement en dépoussiérant les mythes misérabilistes dont on entoure trop souvent ce peintre. On y découvre des aspects peu connus dans la littérature habituelle sur la vie de l’artiste à Vilnius et sur les liens tissés avec Rybakov, l’un des enseignants réputés de l’École de Vilnius. Toujours soulignée par les exégètes de Soutine, sa passion pour les peintres classiques fait ici l’objet d’une analyse très fine. Loin de les imiter, il s’agit pour lui de dépasser les découvertes de ces maîtres pour les transmuter et se les approprier. Grâce à une analyse stylistique de son art, l’auteur nous introduit au cœur de la création de ce peintre et nous offre en même temps une approche documentée de sa personnalité si complexe. La riche exposition récente de la Pinacothèque à Paris a familiarisé le public français avec l’œuvre de Soutine et a en quelque sorte préparé l’intérêt pour ce chapitre où l’artiste apparaît pleinement dans son contexte tant d’origine – juif orthodoxe litvak austère - que français, à Paris et dans le Midi. On comprend mieux dès lors la richesse de ce peintre qui resta un marginal tout au long de sa vie et maintint, quoi qu’il en parût, un lien très fort avec le monde litvak… dont il cherchait en même temps à se libérer. Selon l’auteur, Soutine annonce les expressionnistes Jackson Pollock, Willem de Kooning ou les peintres de Cobra, et même Francis Bacon ! La seconde monographie, beaucoup plus courte, est consacrée à Chagall et à son inspiration mystique-hassidique, totalement différente de celle de Soutine : c’est la source de son goût pour la couleur, pour le mouvement, pour la fantaisie, pour cette atmosphère cosmique qui fait tournoyer certaines de ses toiles. Andrijauskas insiste sur la centralité de cette influence : elle structure l’œuvre que nous connaissons et fait de Chagall un authentique peintre juif. Kikoïne et Krémègne formaient avec Soutine une sorte de trio dès leurs études à l’École de dessin de Vilnius. Le chapitre suivant souligne leur rage de peindre et leur lutte pour survivre à la Ruche. On retrouve aussi dans l’ouvrage Lasar Segall, que le MAHJ a contribué à faire connaître en France par une grande exposition en 1997. Élève doué du peintre Lev Antokolski à Vilnius, Segall avait envisagé de poursuivre sa formation à Paris et seuls les hasards de la vie l’en ont empêché. Après avoir travaillé en Allemagne et au Brésil, il fait cependant un long séjour dans la « capitale des Litvaks » (de 1928 à 1932) pour confronter sa peinture aux divers courants qui animaient alors la métropole des arts. Au contact de ses amis de l’École de Paris, il développe une expérience qui l’amènera à poursuivre son oeuvre au Brésil et à y devenir le chef de file reconnu de la peinture moderne de ce pays. L’intérêt du chapitre consacré à un peintre moins connu, Max Band, est non seulement de faire mieux connaître au public français la délicatesse et la subtilité de cet artiste mais aussi de camper la participation active des Juifs dans la nouvelle capitale lituanienne de l’entre-deux-guerres ainsi que la vie artistique dans cette ville, à mille lieues du multiculturalisme de Vilnius. Travaillant entre Paris, Berlin et Kaunas avant-guerre, Band se fixe à New York au début de la Première Guerre mondiale et, selon notre auteur, il n’y aurait jamais acquis la renommée que son art aurait mérité. L’une des originalités de l’ouvrage est de fournir également une présentation synthétique des sculpteurs litvaks venus à Paris. On y découvre notamment des artistes connus et moins connus comme Leopold Bernstein-Sinaieff, Naum Aronson ou Solomon Strazh, Oscar Miestchaninoff, Léon Indenbaum et enfin Chana Orloff, une Ukrainienne que son origine familiale litvak fait classer dans ce groupe. Débarqués à Paris pour travailler sur les traces des sculpteurs classiques (Rodin, Bourdelle et Maillol), certains, comme Lipchitz ou Zadkine, vont se laisser entraîner vers une avant-garde d’inspiration cubiste, primitiviste, ou même africaine. Éléments biographiques, analyse de l’appartenance juive, étude du style de ces artistes, mise en perspective du réseau relationnel qu’ils formaient avec les peintres de l’École de Paris autour de La Ruche, apportent beaucoup d’informations inédites. Enfin c’est avec un autre artiste de Kaunas, dont l’itinéraire est proche de celui de Max Band, que l’auteur clôt sa galerie de portraits : Arbit Blatas. À la fois peintre et sculpteur, connu, comme Band, sur plusieurs continents, Blatas n’a lui non plus jamais abandonné son identité lituanienne. Après Berlin, il arrive à Paris - où il se sent "comme un poisson dans l’eau" – et y reste pendant l’essentiel de la période de l’entre-deux-guerres, pour se réfugier ensuite à New-York où il retrouve toute une communauté d‘artistes compatriotes. Ancré après-guerre dans plusieurs métropoles artistiques - Paris, New York et Venise - il se range volontairement aux côtés des artistes de l’École de Paris. Il en a laissé une série de portraits expressionnistes et vibrants, dont beaucoup sont visibles au Musée des Années Trente à Boulogne-Billancourt. Profondément et personnellement éprouvé par le génocide nazi, Blatas a composé des bas-reliefs bien connus dont les quatre exemplaires sont à Venise, au Mémorial de la Shoah à Paris, sur la place des Nations Unies à New York et au Neuvième fort de Kaunas. Par la variété et l’ampleur des sources - françaises, lituaniennes, allemandes, polonaises et russes – bien répertoriées dans la bibliographie, cet ouvrage donne un éclairage inhabituel sur ce sujet, même pour qui pense déjà le connaître. À propos de l’École de Paris, trop longtemps considérée avec une certaine condescendance par les historiens d’art français, ce regard de spécialiste permet d’entrer dans la stylistique d’artistes qu’une dialectique étrange relie à l’art français. En outre une tension constante vers les questionnements plus généraux que sont la nature de l’art juif et la réalité de cette École rendent la lecture de cet ouvrage particulièrement éclairante et enrichissante ; il mériterait incontestablement d’être traduit en français. On peut commander cet ouvrage en version anglaise sur le site :
http://www.humanitas.lt/EN/EN/Baltic-books-in-translation/

Libellés : , ,