Les forêts lituaniennes dans les archives militaires du Premier Empire
Les archives du Service Historique de la Défense à Vincennes conservent de nombreux documents au sujet de la Lituanie. L’offensive de l’armée de 1812 a été précédée par une longue reconnaissance. Le général Michał Sokolnicki (1760-1816), un proche de Napoléon et son aide camp, l’un de plus importants officiers de la Maison Militaire de l’Empereur, prévoyait avec justesse dans son analyse stratégique, qu’en cas de guerre contre la Russie, "le théâtre de la guerre sera tout entier dans la Lithuanie". Les informations contenues dans les rapports militaires constituent un précieux témoignage sur la nature lituanienne et plus particulièrement sur ses forêts, car les officiers chargés de les préparer prenaient le soin d’inclure des données sur la flore, la faune, l’histoire et l’économie forestière. Ainsi, le Mémoire topographique de la Lituanie ou des gouvernements de Wilna, Minsk, Grodno, non daté, est divisé en chapitres thématiques : routes, poste et grand chemin ; frontière ; lacs ; rivières ; marais et déserts ; montagnes et hauteurs ; forêts ; champs cultivés et incultes ; climat ; observations. Il donne un aperçu des forêts lituaniennes : "Avant le règne de Sigismond Auguste (1520-1572, grand-duc de Lituanie à partir de 1543 et roi de Pologne à partir de 1548, dernier souverain de la dynastie de Jagellon et considéré par les historiens comme le premier législateur de la politique forestière de l’Etat polono-lituanien), époque à laquelle la population et la culture commencèrent à faire quelques progrès en Lithuanie, elle n’étoit couvert que des forêts, elles y sont même actuellement très considérables et peuplées en majeure partie de pin et de sapin, ainsi que de diverses espèces d’arbre à feuilles. Il y a des antiques forêts qui sont si épaisses qu’elles sont presque impénétrables ; d’autres ont été beaucoup éclaircies principalement celles qui se trouvent dans le voisinage de rivières flottables. Les Nobles qui sont en possession de la plus grande partie des forêts en vendent le bois dès que le transport par eau est praticable, ou donnent à terme des parties de leurs forêts à des marchands qui en tirent tout le parti qu’ils peuvent. On épuise généralement ici comme dans le Nord de la Russie les forêts par une consommation inutile de bois. Les forêts deviennent aussi souvent la proie des flammes dans les incendies que la négligence n’occasionne nulle part plus fréquemment qu’ici. L’exploitation des forêts de la Lithuanie fournit une abondance de toute espèce de bois pour les constructions navales et pour la bâtisse". Les auteurs de ce rapport mettent ensuite l’accent sur l’importance des forêts lituaniennes pour l’exportation de bois par les ports de la mer Baltique ainsi que sur le manque de données précises sur la superficie de leur étendue. Ils estiment pourtant que "la troisième partie de toute la superficie du pays qui est de 100 mille carrés est couverte de forêts". Le deuxième rapport, Statistiques des Gouvernemens de Vilna et de Grodno, également non daté, ajoute quelques informations sur la faune sauvage et sur l’élevage des animaux : "Les forêts sont remplies d’ours, de loups, d’élans, de bœufs sauvages [les bisons d’Europe], de lynx, de castors, de gloutons [information erronée : à cette époque l’espèce ne pouvait être qu’occasionnelle en Lituanie, l’erreur a probablement pour origine le fait que les seigneurs lituaniens élevaient parfois des gloutons comme animaux de compagnie, pratique décrite par Gilibert], de chats sauvages, de gibier et d’oiseaux de toute espèce. L’aigle et vautour sont très communs parmi les oiseaux de proie. Les rivières, les lacs et les étangs fourmillent en poissons de toute sorte et sont fréquentés par beaucoup d’oiseaux aquatiques. Le bétail est en Lithuanie de meilleure race qu’en Russie, les brebis ont la laine assez fine. C’est dans le voisinage des grandes forêts et des marais qu’on entretient le plus grand nombre de bêtes à cornes (…). Les chevaux lithuaniens sont de petite race, trapus et forts de la tête. Les abeilles abondent partout dans la forêt. Le meilleur miel est celui qu’on nomme lipiel ou miel de tilleul, il est recherché à cause de sa couleur blanche, et de son excellent goût, ou en fait des boissons agréables et saines". Si les officiers du renseignement militaire s’intéressaient à l’exploitation des forêts en Lituanie, c’est qu’elle était considéré à l’époque comme un élément important pour l’économie, mais aussi du point de vue de la stratégie militaire, en particulier pour la marine : "Nous avons déjà observé que la Lithuanie était couverte d’immenses forêts. Elles sont composées de pins, sapins, charmes, chênes, aulnes, bouleaux, tilleul, peuplier, saules érables, cormiers, arbres à fruits sauvages. Elles sont fort anciennes, très étendues et en quelque sorte, impénétrables mais presque partout elles sont plus ou moins dégradées. Outre qu’elles sont souvent incendiées soit par troncs d’arbres dont les serfs tirent térébenthine et le goudron qu’ils sont contraints de fournir leur seigneur, soit par incendies pour en convertir le sol en terreau labourable, soit enfin par la chute de la foudre. Il s’en fait encore une immense consommation du bois pour le chauffage et les constructions de la marine. Les seigneurs vendent tout le bois qui se trouve à proximité des rivières navigables ou l’affrètent à d’autres nobles, à des marchands, à des Juifs. Les seuls résultats des incendies sont des térébenthines, la potasse, la vedasse et le goudron. D’ailleurs, toutes les espèces d’arbres dont nous venons de parler, y étant d’une belle venue et croissent assez rapidement". Un document, de plusieurs dizaines de pages, préparé par le général Michał Sokolnicki, a un autre caractère. Son Essai sur quelque moyen de délivrer l’Europe de l’influence de la Russie et par contrecoup de celle d’Angleterre est un véritable plaidoyer d’un patriote de l’Etat polono-lituanien pour le rétablissement de sa patrie par l’empereur français. D’une part, c’est une fine description du théâtre des futures opérations militaires contre l’armée russe avec l’analyse des routes, des rivières, des sentiments de la population etc. Les forêts sont décrites du point de vue militaire : "Presque partout ses rives [de la rivière Niemen] sont boisées et parfois, il traverse de grandes forêts dont le pin résineux, le sapin blanc et noir, le chêne commun, l’aulne, le tilleul, l’orme et le bouleau forment le fond. Ce qui donne une grande facilité pour le passer sur divers points avec promptitude et sécurité, sans qu’il soit nécessaire d’attendre l’arrivée du train, toujours embarrassant, de pontons." Ajoutons que Sokolnicki était particulièrement bien placé pour donner son avis car, durant la guerre de 1792, c’est lui qui assura le passage de l’armée polono-lituanienne par cette rivière en construisant un pont des pontons de bois (à l’époque, il était maréchal de logis en chef de l’armée lituanienne). D’autre part, son mémoire donne également une analyse géopolitique et économique des bénéfices pour la France de la restauration de l’Etat polono-lituanien. La possibilité d’acheter des produits des forêts de Lituanie sans l’intermédiaire des négociants des ports de la Baltique ainsi que la construction de navires pour la marine française directement dans ces forêts sont parmi ses arguments les plus importants. Pour en savoir plus, contact : Piotr Daszkiewicz, du Muséum national d’histoire naturelle à Paris :
piotrdas@mnhn.fr
piotrdas@mnhn.fr
Libellés : Daszkiewicz, France-Lituanie/2, Gilibert, science
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