Destin familial entre Klaipėda/Memel et Strasbourg, un témoignage de Michael Vorbeck
Ma famille est très européenne. Ma mère, Eva Vorbeck née Godlowsky (en photo avec son père Max), est née en 1909 à Klaipėda, à l’époque nommé Memel et faisant partie de la Prusse Orientale. Son père Max Godlowsky, probablement d’origine polonaise, était avocat. En tant que lieutenant de l’armée impériale allemande, il trouva la mort en 1915 près de Grodno (Bélarus). Alfred Valentin, le grand-père d’Eva, né en 1856 à Kaunas, était conseiller juridique (Justizrat) prussien, avocat et notaire. Plus tard, jusqu’à sa mort en 1936, il fut directeur du tribunal de première instance à Klaipėda. Meta Valentin née Butkus, sa femme, était probablement d’origine lituanienne. L’un des deux grands-pères de Meta Butkus était Johann Christian Kretschmer, armateur de voiliers à Klaipėda. En 1929, donc après la mort de son premier mari, tombé à Grodno, la mère d’Eva Vorbeck, Mme Gerda Godlowsky née Valentin, se remaria avec Erich Tuch, un homme d’affaires d’origine allemande, habitant Londres. Le couple s’installa à Londres et obtint la nationalité britannique en 1947. Erich Tuch avait l’habitude de venir régulièrement à Klaipėda pour acheter du bois dans les forêts lituaniennes au nom de sa compagnie Morris & Co qui fabriquait des tonneaux à whisky. Les troncs d’arbres achetés, avant leur transport par bateau, étaient stockés à l’Aschhof, un terrain près d’un petit lac à Klaipėda, derrière l’ancienne église luthérienne de Saint Jean (Johanneskirche) et la digue sur laquelle se trouve encore aujourd’hui le presbytère protestant. Ce lac était relié à la rivière Dange. En 1909, ce terrain fut vendu devant le notaire Alfred Valentin à Marie Tuch, la sœur d’Erich Tuch, également domiciliée à Londres. Au moment du rattachement du Territoire de Klaipėda à la Lituanie en 1923, ce terrain était donc en possession britannique. Actuellement, ce terrain est un parc, mais il est question d’y construire des immeubles. Max Godlowsky, le père d’Eva Vorbeck, avait un frère nommé Paul, qui était lieutenant dans l’armée prussienne et passa son service militaire – comme son frère Max et Alfred Valentin, le beau-père de Max, – à la caserne de Klaipėda, aujourd’hui transformée en université. En 1898, Paul Godlowsky était trésorier de son régiment. Un soir, il prêta six marks de la caisse à un collègue qui avait fait des dettes de jeu et qui lui promit de les rendre dès le lendemain matin. Une révision de caisse inopinée eut lieu le lendemain à 8 heures. Le réviseur constata l'absence de ces 6 marks. Paul alla dans le bureau adjoint et se tira une balle dans la tête. Un sens de l’honneur tout à fait prussien ! La croix de fer forgé sur son tombeau dans le cimetière au centre-ville de Klaipėda (transformée en parc par les Soviétiques en 1945/46) fut sauvée par un Lituanien. Aujourd’hui, on peut admirer cette croix dans la cour du musée municipal. Voilà les racines lituaniennes, polonaises et prussiennes de la famille Vorbeck ! Maintenant, parlons des relations lituaniennes du côté de mon père. Mon grand-père Adam Vorbeck (Adamas Forbekas, 1873 – 1954) était né à Aschaffenburg en Basse Franconie (Bavière). Après trois ans de lycée, il entra au service de la Cellulose de Bavière dont le siège était à Aschaffenburg. A partir de 1902, il fut chargé de s’occuper de l’achat de bois dans les forêts russes et lituaniennes, ce qui l’obligea à passer plusieurs mois par an à Saint-Pétersbourg ou à Klaipėda (Memel). Afin d’économiser le coût du transport du bois par bateau de la mer Baltique jusqu’à Aschaffenburg par le Rhin et par le Main, une unité de production avait été créée à Klaipėda dès la fin du XIXe siècle : la « Memeler Zellulose », plus tard rebaptisée « Klaipėdos Kartonas ». A la fin de la Première Guerre mondiale, les dirigeants de la société craignaient la séparation du Territoire de Klaipėda de l’Allemagne et – par conséquent – la confiscation de la Cellulose de Klaipėda comme propriété de l’ennemi. Ainsi, dès novembre 1918, les supérieurs d’Adam Vorbeck l’envoyèrent à Klaipėda avec mandat de transformer la Cellulose de Klaipėda en société anonyme indépendante, ce qu’il réussit à faire en janvier 1919. Probablement le notaire Alfred Valentin l’avait aidé dans cette mission. Maria Vorbeck née Simonis, la première épouse d’Adam Vorbeck, déjà atteinte d’un cancer, l’avait suivie à Klaipėda. En 1920, elle mourut à l’hôpital de Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad) et fut enterrée au cimetière central de Klaipėda. L’année suivante, Adam Vorbeck se maria avec Hildegard Eckmüller, l’infirmière qu’il avait engagée pour soigner sa femme malade. Devenus citoyens lituaniens en 1923, ils vécurent à Klaipėda jusqu’à 1932. En 1932, ils achetèrent un petit château baroque à Dettenheim en Bavière et déménagèrent de Klaipėda à Dettenheim. Le maire de Dettenheim leur établit un permis de séjour en tant que citoyens lituaniens. En 1940, dans le contexte de l’annexion de la Lituanie par les Soviétiques, le couple perdit sa nationalité lituanienne. Jusqu’en 1927, Adam Vorbeck était l’un des deux directeurs de la Cellulose de Klaipėda. En 1923, l’entreprise lui avait fait construire une villa de fonction, entre le centre-ville et l’usine. Elle existe toujours et sert, bien restaurée, comme église néo-apostolique. Depuis 1919, mon père Emil Vorbeck (1899-1989), le fils unique d’Adam, était inscrit comme habitant de Klaipėda. Il fit des études à l’université de Berlin puis retourna en 1923 s'installer à Klaipėda. En 1928, il se maria avec ma mère, Eva Godlowsky, dont il avait fait connaissance en 1926, lors de la mise en scène de la comédie « Ein Glas Wasser » (« un verre d’eau ») au lycée Louise (Louisen-Gymnasium). Lors de son mariage, il avait encore son passeport lituanien. A partir de 1928, Emil et Eva s’installèrent à Potsdam où Emil travaillait comme écrivain, journaliste et poète. Suite à une maladie grave de ma mère, mes parents furent obligés de quitter Potsdam et de s’installer à Oberstaufen dans les Alpes de Bavière. En 1923, Adam Vorbeck acheta une ferme à Dovilai (Dawillen), à 24 km de Klaipėda, à laquelle était rattaché un moulin (pour lequel le roi Frédéric II de Prusse, ami de Voltaire, avait octroyé le droit au meunier de l’époque). Emil Vorbeck consacrait tout son temps à la décoration de l’intérieur de la ferme avec des papiers peints et des meubles anciens. Devant la ferme, il y avait un étang, et tout le terrain était entouré d’un joli parc. En 1927, Adam Vorbeck vendit la ferme aux frères Silbermann, deux agriculteurs juifs (qui furent obligés d’émigrer à Kaunas à cause des nazis en 1939, puis qui, plus tard, furent internés et trouvèrent la mort dans un camp de concentration). Aujourd’hui, seul le rez-de-chaussée de la ferme subsiste et tout le terrain se trouve dans un état délabré. En 1927, Adam Vorbeck quitta la Cellulose suite d’un différent avec les dirigeants. Il restait cependant à Klaipėda et entreprit une carrière politique. Il adhéra au Parti Populaire de Klaipėda (Memeler Volkspartei) et fut élu membre de la Diète (Landtag) du Territoire de Klaipėda. Par ailleurs, il accepta la vice-présidence de la Chambre de commerce et d’industrie. Plus tard, il fut nommé membre du Directoire (gouvernement) de Klaipėda, l’autorité créée sous le statut d’autonomie du territoire, une modèle d'autonomie pouvant servir encore aujourd’hui de modèle pour le Conseil de l’Europe. Au sein du Directeur, Adam Vorbeck était en charge des questions de l’agriculture, des forêts et des finances. En cette qualité, c’est lui qui accorda le permis de construire à Thomas Mann, Prix Nobel de littérature, qui voulait faire construire un chalet de vacances à Nida, sur la Neringa, dans une zone naturelle protégée. La maison de Thomas Mann est aujourd’hui un musée. Adam représentait le Territoire de Klaipėda auprès de la Ligue des Nations à Genève. Il voyageait aussi souvent à Kaunas pour des entretiens avec le Président de la Lituanie et son gouvernement. De 1920 jusqu’en 1932, la famille Vorbeck jouait un certain rôle dans la société de Klaipėda. La famille maintenait de bons contacts avec les autorités françaises (1920 – 1923), avec les notables de la ville ainsi qu’avec les fonctionnaires lituaniens qui étaient venus après le rattachement du Territoire à la Lituanie. Bien sûr, Adam se sentait bavarois, mais il servit loyalement l’Etat lituanien et refusa de soutenir les fractions qui étaient en faveur du rattachement du Territoire à la Pologne ou au Reich allemand. Plus tard, quand Adam Vorbeck se réfugia en Bavière, il put refuser d’adhérer au parti nazi sous prétexte qu’il était toujours Lituanien. Au musée historique de Klaipėda, toute une vitrine lui est consacrée. Dans les années 1920 à 1932, mon père Emil Vorbeck, toujours actif comme écrivain, écrivit de nombreux articles sur la vie à Klaipėda et dans son environnement, par exemple pour le « Memeler Dampfboot », le journal de Klaipėda, ainsi que pour plusieurs autres périodiques de langue allemande. Il mettait en scène aussi des pièces de théâtre et organisait des activités de carnaval. En ce qui me concerne, je suis né à Munich en 1935. Je passais mon enfance à Dettenheim en Bavière, dans le petit château de mon grand-père Adam. Je connaissais bien toute l’histoire de notre famille à travers les récits de mes parents, de mon grand-père Adam et de ma grand-mère anglaise, Gerda Tuch née Valentin veuve Godlowsky. Chaque année, je passais des vacances chez ma grand-mère à Londres. En 1956/57, j’y fis même des études de droit à l’University College de Londres, après avoir étudié le droit et l’administration à Cologne et à Bonn. En 1957/1958, je terminai mes études à l’université de Munich et j’y eus mon doctorat. Je devenais donc juriste comme mon grand-père inconnu Max Godlowsky et mon arrière-grand-père Alfred Valentin, mais finalement, je me retrouvais dans l’administration comme mon autre grand-père Adam. Après différents stages, je commençais ma carrière à la préfecture de la Franconie centrale, à Ansbach au mois de mai 1963. En 1964, je fus appelé au ministère de l’Education Nationale de la Bavière à Munich. En 1966, la République Fédérale d’Allemagne me fit suivre une formation spéciale pour le service international, ce qui impliquait six mois de stage au Conseil de l’Europe à Strasbourg. A partir de mars 1968 jusqu’à ma retraite en novembre 1998, je fus donc fonctionnaire international au Conseil de l’Europe, notamment comme chef de la section de la recherche et de la documentation pédagogiques et comme chef de la section de l’enseignement supérieur et de la recherche. Après le rétablissement de l’indépendance de la Lituanie, je devins membre de l’Association Alsace – Lituanie. Suite aux destructions de la Deuxième Guerre mondiale et à l’annexion soviétique qui suivit, la municipalité de Klaipėda ne disposait que de peu de documents sur la période 1920 – 1932 dans ses archives, alors que mon grand-père Adam avait rapporté avec lui, lors de son déménagement de Klaipėda à Dettenheim, tous ses dossiers et documents et les avait soigneusement gardé dans ses tiroirs. Après la reconnaissance de l’indépendance de la Lituanie en 1991, je rentrai en contact avec le Dr. Jonas Genys, le directeur du Musée historique de Klaipėda, en lui confiant tout ce dont il avait besoin en documentation et dossiers de mon grand-père. Ainsi se créa une profonde amitié entre nous. En tant que fonctionnaire du Conseil de l’Europe, j’eus plusieurs fois l’occasion d’aller en Lituanie en mission (Vilnius, Palanga et Klaipėda). En 1993, ma mère Eva Vorbeck m’accompagna pour revoir Klaipėda, la première fois depuis son départ en 1930. Elle y fut honorée comme hôte de la Ville et hébergée aux frais de la Mairie. Depuis 1993, j’ai pu visiter Klaipėda déjà cinq fois et je m’y sens comme dans ma deuxième patrie. En 2001, quand je travaillais comme conseiller spécial à la Représentation permanente de la Principauté de Liechtenstein auprès du Conseil de l’Europe, dans le contexte de la Présidence de ce pays au Conseil de l’Europe, je me trouvais lors des réunions à côté du délégué de la Lituanie (à cause du classement alphabétique des pays). Quelle coïncidence ! Quelques années plus tard, en coopération avec le Musée historique de Klaipėda, la Représentation permanente de la Lituanie et l’association Alsace-Lituanie, j’avais contribué à faire venir l’exposition « Les Français à Klaipėda (1920 – 1923) » à Strasbourg où elle fut installée au foyer du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. Je me sens donc étroitement lié à la Lituanie. Je garde soigneusement les anciens passeports lituaniens de mon père et de mon grand-père et je possède une collection complète des timbres du Territoire de Klaipėda ainsi une collection presque complète des timbres de la Lituanie à partir de 1918.
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