12 décembre 2013

Joachim Lelewel à Abbeville, un intéressant témoignage de Boucher de Perthes

Il y a tout juste 180 ans, les autorités françaises avaient pris une décision jugée comme honteuse par une grande partie de l’opinion publique à l’époque, celle d’expulser Joachim Lelewel (1786-1861). Ce grand savant polono-lituanien, historien, numismate, professeur de l’Université de Vilnius avait été obligé quitté son pays en 1824, suite aux répressions policières qui visaient le milieu académique (et surtout les Philomates et Philarètes) et avait trouvé refuge en France. C’était un homme politique démocrate qui joua un rôle important dans l’opposition anti-tsariste, puis dans l’insurrection de 1830-31. Afin d’éviter la peine de mort après l’écrasement de l’insurrection par l’armée russe, Lelewel fut accueilli en France en 1831. A titre anecdotique, on remarquera que, comme de nombreux insurgés, il traversa la frontière prussienne en passant par la ville de Brodnica, qui portait à l’époque le nom de Strasbourg. Très actifs au sein de la Grande Emigration, il attira la colère de l’ambassade de Russie à Paris. Il fut ainsi forcé de quitter la capitale française après que le Comité National Polonais adressa un appel au peuple russe. Il se refugia à Lagrange, au domicile du général Lafayette. En août 1833, il fut même arrêté et reçut l’ordre de quitter la France. Sur la route d’exil vers la Belgique, il s’arrêta à Abbeville afin d’étudier une collection numismatique. Il y fit la connaissance de Jacques Boucher de Perthes (1788-1868). Les deux savants sympathisèrent rapidement et correspondirent durant les longues années de la carrière scientifique de Lelewel, comme professeur à l’Université de Bruxelles. Cependant, ces échanges n’étaient pas strictement scientifiques. Dans une lettre datée 29 octobre 1845 et conservée par la Bibliothèque municipale d’Abbeville, Lelewel demande à Boucher de Perthes de faire un don de ses ouvrages dans le cadre d’une collecte des livres pour les futures bibliothèques de la Pologne et de la Lituanie indépendantes. Boucher de Perthes se souvint de la visite de Lelewel dans une lettre à M.*** de 18 septembre, publiée dans ses souvenirs intitulés Sous dix rois (Paris, 1863). Il donna une description du personnage « accablé de tristesse » de Lelewel, « un savant d’une haute portée parlant trois ou quatre langues avec une admirable facilité ». Citons quelques lignes de cette lettre : « Il a employé tout le temps qu’il a passé à Abbeville à dessiner des médailles du cabinet de mon père. En huit jours, il en a copié deux cent vingt avec une merveilleuse exactitude. J’avais une petite collection à moi ; il voulut aussi en esquisser une trentaine. Je lui dis : ne prenez pas cette peine, emporter les médailles, je vous les offre de bon cœur. Il n’en voulut pas ; j’insistai. Enfin, après deux jours de pourparlers, il me dit qu’il les acceptait pour le musée de Varsovie. Je lui proposais de faire des démarches pour qu’il pût rester chez moi à Abbeville, en me portant sa caution. Il n’y voulut pas consentir, disant que mes démarches seraient inutiles, que les ministres lui étaient personnellement hostiles. Je lui dis que j’en parlerais au roi lui-même. Il ne le voulut pas d’avantage. Je le conduisis, un soir, à une séance de la Société d’Emulation. L’un des membres, M. de Poilly, y lut un travail sur les langues. Quand il fut sorti, M. Lelewel reprit le même sujet, et, d’abondance, il le traita d’une manière vraiment supérieure. (…). Sa position de fortune parait des moins heureuses, et pourtant il n’accepte aucun secours. Il quitta Abbeville fort mécontent, parce que le maître de l’hôtel où il était descendu, et qu’on avait payé d’avance, ne voulut rien recevoir de lui. Il prétendait que c’était un affront qu’on lui faisait ; qu’il n’était pas aussi misérable qu’on le croyait. Le fait est qu’il meurt de faim, et cela par fierté, par délicatesse, et qu’on ne peut l’inviter même à diner, qu’avec bien de précautions et comme par surprise. » Pour en savoir plus : Piotr Daszkiewicz, Muséum national d’Histoire naturelle à Paris :
piotrdas@mnhn.fr

Libellés : , , ,